Qu’est-ce que la danse apporte en prison ?

Elle enseigne la danse orientale en prison depuis 18 ans. Elle s’inspire de la rencontre pour créer des spectacles comme on sèmerait des petites graines. Entrons dans l’univers d’Emmanuelle Rigaud.

Genèse

C’est au sein du théâtre contemporain et des théâtres comme ceux du CDN de Saint Denis qu’Emmanuelle commence sa carrière artistique. « Il y a 20 ans, on se posait encore cette fameuse question de l’autre, des habitants autour du théâtre, et comment aller à leur rencontre ». La danse orientale qu’elle commence par hasard semble lui apporter la réponse et s’impose comme un outil de rencontre idéal, notamment avec les femmes.

A l’occasion d’une proposition de collaboration danse – écriture avec le metteur en scène Mohamed Rouabhi, Emmanuelle Rigaud franchit les grilles des prisons pour femmes. Comme une évidence pour elle. Un lieu de rencontre insolite où elle sent que son art peut apporter quelque chose.

De 2000 à 2008, Emmanuelle intervient dans les maisons d’arrêts de Versailles, Fresnes et Fleury Mérogis, en organisant des stages financés par le pôle culture du Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation (SPIP), auprès de détenues en attente de jugement ou condamnées à de courtes peines. Depuis, elle se bat pour maintenir son atelier hebdomadaire à la Maison d’arrêt des femmes de Fleury-Mérogis, menacé par la diminution des budgets dédiés à la culture en prison. Quand elle trouve des financements, elle aime inviter d’autres artistes, danseurs, musiciens et plasticiens au cours de ses ateliers. En 2019, une collaboration avec la plasticienne Catherine Aznar verra le jour dans le cadre d’un nouveau projet grâce à la Fondation Villa Seurat.

crédit photo : Chrystel Jubien

 

L’intime et le minuscule

L’enseignement de la danse en prison est chaotique ; l’environnement est tel que l’état psychologique des femmes pèse lourd. Stress, fatigue, déprime, angoisses sont à prendre en compte pour les aider à profiter de cette petite parenthèse dansée. Les participantes changent d’une semaine sur l’autre ce qui complique le suivi pédagogique du travail initié. Il arrive également que certaines détenues soient appelées au parloir ou à la cellule médicale pendant l’atelier. Venir danser est un choix délibéré et certaines y trouvent un moment de respiration et de joie, un retour à soi et à son corps, une liberté dans le mouvement, un moment de lâcher-prise dans un univers où tout est surveillé, contrôlé. Les déplacements, les attitudes, les gestes, l’apparence sont scannés et observés 24 heures sur 24, le corps est palpé, fouillé, sali. Danser ne change rien mais permet un instant de n’appartenir qu’à soi, de se ressourcer. Et tandis que les détenues viennent souvent avec l’idée de reproduire leur danse pour leur compagnon à leur sortie, tout le travail d’Emmanuelle consiste à encourager les femmes à travers la danse à se plaire à elles d’abord, à valoriser leur image d’elles-mêmes, et à mettre leur corps à l’honneur dans une démarche individuelle de reconnexion. « Je n’aime pas trop la notion de résultat et de mesure. On est dans l’intime et le minuscule. On ne change rien, absolument rien. » affirme Emmanuelle.

Pourtant même si elles sont rares, quelques belles histoires naissent comme des petits miracles. Il arrive que des femmes reprennent contact avec Emmanuelle à leur sortie de prison en cherchant le nom de sa compagnie sur Internet – « les Alouettes Naïves »  – et en venant suivre ses cours à Montreuil. Souvent, elles se livrent sur leur expérience de la danse en milieu carcéral. Certaines ont mieux supporté l’incarcération, ont trouvé la force et la résistance de continuer à vivre et à envisager un avenir meilleur. Les outils d’Emmanuelle invitent à s’offrir un instant de liberté dans un univers verrouillé. Certaines s’en servent, d’autres pas.

« Je fais très attention à être au bon endroit, je suis totalement avec elles, pour elles, de leur côté, mais je ne suis pas une copine, je ne suis pas une psy, encore moins une art-thérapeute. Je suis une artiste qui vient partager ce qu’elle a de mieux à partager, la danse. C’est grâce à cette infime limite posée assez naturellement que j’arrive à aller en prison chaque semaine depuis si longtemps et à continuer à partager la danse, à ne pas être totalement submergée par les histoires de vies, la souffrance qui plane. Il faut trouver une solution pour être totalement là, en empathie absolue et en même temps savoir se protéger. »

crédit photo : Chrystel Jubien

 

 

Un acte de résistance

« La prison est la pire des solutions. » s’insurge Emmanuelle.

La population carcérale est pour la majorité issue de milieux très fragiles et précaires dont les femmes ne représentent qu’à peine 4%. Souvent compagnes et parfois complices malgré elles d’un homme qu’elles suivent dans ses délits, elles se retrouvent en prison laissant parfois leurs enfants derrière elles. La précarité sociale, économique, culturelle, éducative, familiale est la principale cause de ces vies qui basculent dans le drame. Les familles sont déstructurées, il n’y a plus d’avenir, plus de repères et les conditions de détention conduisent à la déshumanisation.

La danse est un outil pour ré-habiter son corps. Danser est un acte de liberté, de résistance, un moment suspendu dans le temps où l’on est pleinement présent avec son corps et avec la musique. C’est un acte de communion avec soi et éventuellement avec les autres. Et si cet art est bénéfique à bien des égards « à l’extérieur », il possède peut-être encore plus de sens en milieu carcéral. « Danser c’est quelque chose qu’on peut choisir de faire, il n’en tient qu’à nous. Et il y a peu de choses qui ne tiennent qu’à nous, c’est une liberté. Mais ce n’est pas magique. »

 

Les 2 pieds dans la terre

La danse pour Emmanuelle est indéfinissable. « Danser m’aide à vivre, ça me sauve la vie bien souvent. C’est avoir les deux pieds dans la terre. » Comme une passerelle dont elle se sert pour aller à la rencontre de l’autre, la danse est pour elle un matériau de partage, un espace brut, authentique, solide, dont elle s’inspire dans ses créations. Ses projets ? Mettre en scène la pièce de théâtre « Pendant ce temps » de Denis Lachaud dont l’histoire est celle d’une femme en prison qui a un enfant et qui souhaite entretenir le lien avec lui, et lui transmettre des valeurs de liberté alors qu’elle-même en est privée. En recherche de coproducteurs pour monter sa pièce, elle envisage également de créer un solo danse-théâtre sur le texte de Penda Diouf, auteure qu’elle a rencontré dans le cadre de son atelier au sein de la maison des femmes de Saint Denis.

Le corps est un messager. Un transmetteur d’ondes, une fenêtre que l’on peut décider d’ouvrir ou de fermer. Faire entendre la voix des femmes, leur vulnérabilité comme leur force de résistance à travers la danse et le théâtre est sans doute ce qui porte Emmanuelle au sommet de son art et ce qui lui permet de continuer coûte que coûte à apporter sa petite goutte d’eau dans l’océan, aussi minuscule soit-elle.

Extrait du spectacle  d’Emmanuelle Rigaud « Vous dansez ?« 

 

Pour suivre les créations d’Emmanuelle Rigaud :

Compagnie les alouettes naïves

www.lesalouettesnaives.com

 

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2 commentaires sur “Qu’est-ce que la danse apporte en prison ?

  1. Très beau texte qui me fait mieux connaitre Emmanuelle !

    Bravo et Merci.
    J’ai aussi nommé Emmanuelle dans mon livre « la liberté à pas de danse « . Ed Jets d’Encre. 2014.

    Belle continuation entre les mots et les gestes !

    Claire

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